Trompettiste, narrateur, arrangeur, compositeur, membre fondateur et administrateur de l’orchestre Bembeya Jazz, Sékou Legrow Camara revient dans cette première partie de cette interview sur la disparition d’Aboubacar Demba Camara suite à un accident le 5 avril 1973 à Dakar. Il dément cette histoire populaire qui dit que le Bembeya avait aidé la première République a payé les salaires des fonctionnaires. «Le Bembeya ne va pas mourir puisque la relève est déjà assurée», dit-il.
Guinee360.com: Il y a 46 ans depuis la disparition de Demba Camara le 5 avril 1973. Qu’est ce qui est prévu pour la commémoration ?
Sékou Legrow Camara: Nous sommes presque pris de court en raison du contexte politique dans lequel le pays baigne. Sinon, on prévoyait d’organiser une cérémonie de lecture du saint Coran pour tous les morts de l’orchestre et particulièrement d’Aboubacar Demba Camara et ensuite, rendre visite aux familles des disparus. Éventuellement, faire une conférence de presse pour annoncer tous les Evènements qu’on souhaiterait organiser. Pris de court par faute des moyens, nous avons préféré tout simplement renvoyer tous ces événement à une date ultérieure pour que nous puissions être au rendez-vous du souvenir. Donc, C’est avec beaucoup de regret que nous revivons toutes ces dates.
Dans quelles circonstances s’était produit cet accident qui a emporté le très célèbre Demba à Dakar?
Nous sommes partis de Conakry le 31 mars 1973 pour Dakar avec la permission du responsable suprême de la révolution. Le président Ahmed Sékou Touré avait promis aux jeunesses africaines de leur envoyer l’orchestre Bembeya à chaque fois qu’ils en auraient besoin pour mobiliser les masses. Malheureusement, pour nous, l’accident s’est produit le 31 mars après la réception du groupe à l’aéroport. En allant à l’hôtel, on s’est rendu compte que Salifou Kaba, Aboubacar Demba, Sékou Diabaté, le guitariste (Diamond Fingers, Ndlr) qui étaient dans la voiture de commandement de l’ambassade avaient été victimes d’un accident. La voiture avait fait plusieurs tonneaux avant de s’immobiliser les 4 roues en l’air. Nous les avons extraits de la voiture pour les transporter tous à l’hôpital principal de Dakar. Ils ont été sous surveillance médicale jusqu’au 5 avril et Demba est mort.
Dans quel état avez-vous vécu cette subite disparition de Demba?
Comme il faut s’y attendre, nous étions tous sous le coup du drame. On était abattus. Personne ne pouvait s’attendre à ce genre d’événement au cours d’un voyage. Quand c’est arrivé, étant tous croyants, on s’est tous réfugiés dans la foi. On a remercié Dieu et on l’a prié de nous donner une bonne continuation et de recevoir l’illustre disparu dans son paradis. Demba n’était pas n’importe qui dans l’orchestre. Demba était une vedette avant la lettre. Aujourd’hui, on parle des vedettes, vedettes…, mais c’est des brindilles à côté de Demba. C’était un génie. Donc, tous les spectacles ont été annulés.
Vous disiez tantôt que la commémoration sera différée à une date ultérieure par faute notamment des moyens. Cela dénote tout simplement de l’ingratitude de l’Etat à votre égard parce qu’il se dit que le Bembeya avait aidé la première République à payer les salaires des fonctionnaires. Est-ce que cette histoire est vraie?
L’Etat guinéen depuis 1958 a eu toujours les moyens de payer tous les frais liés à son fonctionnement. Les artistes contribuaient à raffermir les relations entre les jeunesses et les sociétés civiles des pays voisins. Au contraire, c’est l’Etat qui mettait ses moyens à notre disposition pour la promotion de la culture. C’est ce qui nous manque aujourd’hui parce que les responsables actuels n’ont plus le temps pour cette promotion culturelle de grande envergure. Les gens le disent parce qu’ils ne connaissent pas l’histoire et ne cherchent pas la bonne source, ce sont des mensonges. Il faut donc que les gens rectifient que le Bembeya Jazz ait aidé l’Etat à payer les salaires des fonctionnaires guinéens.
Avez-vous envisagé des solutions dans le futur?
Cette fois-ci nous avons été pris de court, mais nous avons créé une fondation Bembeya Jazz qui va désormais organiser toutes les activités. A partir de maintenant, nous ne serons plus pris de court.
Sur les 11 membres fondateurs du groupe Bembeya, il ne reste que vous et Sékou Diabaté. Est-ce que vous êtes soutenus par l’Etat?
Nous n’avons pas de problème avec l’autorité. Il suffit que l’on écrive au ministère de la culture ou à la Présidence pour leur dire que nous voulons organiser tel événement. Ils nous viennent souvent en aide. Mais, avec ce contexte dominé par la politique politicienne, les gens n’ont pas une oreille attentive aux événements culturels sauf quand ça les arrange. Par exemple, un ministre qui veut aller vers la population pour faire la campagne d’une idée qu’il a, souvent, ces ministres mettent les moyens qu’il faut à la disposition des artistes. Mais, pour Bembeya, très souvent, nous n’avons pas la chance d’avoir leurs contacts. Sauf tout dernièrement, lors de la fête des femmes le 8 mars, le directeur des Impôts a bien voulu nous confier l’animation de cette manifestation dans sa ville natale à Fria. Il fait partie des générations qui ont entendu notre musique, mais non pas vu Bembeya Jazz en live. C’était la première fois qu’il nous voyait jouer. L’effet que notre prestation a fait sur les populations de Fria l’a vivement impressionné. Il a promis séance tenante que désormais qu’il sera le sponsor de notre orchestre.
Quelle lecture faites-vous du paysage musical guinéen aujourd’hui?
Il faut dire que les jeunes ont fait énormément de progrès. Ce que nous entendons comme chansons nous donne à réfléchir. Depuis 1984, l’armée venant au pouvoir, comme le dit souvent Pr Alpha Condé, a jeté le bébé avec l’eau sale du bain. La première République avait fait la promotion de tous les secteurs particulièrement la culture et le sport. Mais, à la mort du président Ahmed Sékou Touré, le Comité militaire de redressement national (CMRN) qui s’est installé n’a pas cru devoir prendre en compte nos attentes sur le plan culturel avec la force qu’on aurait souhaité. C’est ainsi qu’à partir de 1984, il y a un passage à vide. Durant toute cette période-là, ils n’ont pas fait la culture et les problèmes de la jeunesse une préoccupation. C’est pourquoi, devant le vide créé, les jeunes se sont occupés parce que la nature a horreur du vide. Ils se sont occupés comme ils le pouvaient en faisant des imitations au détriment du folklore national qu’on devait travailler.
Qu’est-ce que vous êtes en train de faire pour sauver la musique guinéenne?
Chaque peuple a son histoire, sa culture, ses valeurs et sa civilisation. Hier, le colonisateur avait dit que l’Afrique n’avait pas de culture. Récemment, le président Sarkozy a dit que l’Afrique n’est pas suffisamment entrée dans l’histoire. Cela sous entendait que l’Afrique n’a pas une culture valable comme celle de l’occident. Nous avons dit non, l’Afrique a une si belle culture. Dans les 342 circonscriptions territoriales guinéennes, il y a un folklore inépuisable qu’on peut travailler sous mille et une formes pour les rendre agréables à la consommation des populations. Donc, c’est ce travail que nous allons continuer. Sur les 11 membres fondateurs, il n’y a plus que deux vivants à savoir moi et Sékou Diabaté, chef d’orchestre guitare solo. En créant la fondation Bembeya, nous avons l’intention de réunir de moyens à mettre à la disposition des jeunes que nous allons recruter pour la continuité. Le Bembeya Jazz ne va mourir parce que la relève est déjà assurée.
Lors de la 8e édition du Festival Tamani d’or à Bamako en avril 2011, Bembeya a reçu le prix du meilleur orchestre africain de 50 dernières années. Qu’en est-il de la Guinée?
Dès son avènement au pouvoir, le Pr Alpha Condé nous a décorés de la médaille de l’Ordre national du mérite en 2011. C’est ce qui nous permet d’avoir beaucoup de fierté. Beaucoup de responsables travaillent et vont à la retraite sans obtenir cette médaille, mais nous, nous l’avons eue. On remercie le chef de l’Etat d’avoir pensé à ça. Nous sommes là et toujours animés de la volonté de continuer cette œuvre, mais avec le soutien de l’Etat.
Le 2 avril marque l’anniversaire de la victoire de Samory Touré lors de la bataille de Woyowayanco en 1882 contre les impérialistes. Malheureusement, c’est une date qui n’est pas célébrée en Guinée. Qu’en pensez-vous?
Je dirai que cette victoire a déterminé le patriotisme extraordinaire de notre aïeul. Imaginez-vous, Almamy Samory Touré, empereur de Wassouloun, avec pour capitale Bissandougou dans Kankan, prendre une armée dans cette région et partir jusqu’à Bamako pour combattre. Figurez-vous à cette époque-là, il n’y avait pas de moyens de transport à part les chevaux, les ânes, c’est la marche. Depuis la mort d’Ahmed Sékou Touré en 1984, les gouvernants qui se sont succédé ne se sont pas intéressés à cette célébration.
Réalisée par Abdoul Malick Diallo